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AUX PLAISIRS DES DAMES

05.07.2017 - 22:18
Henri IV disait que la bonne cuisine et le bon vin, c’est le paradis sur Terre. Pour cette nouvelle chronique je me devais de faire honneur à cette royale citation en choisissant, une fois n’est pas coutume, deux ambassadrices étoilées où tables et flacons seraient à parité d’excellence.

Notre première et auguste candidate, de la trempe légendaire d'Escoffier, nécessita un court voyage dans la bien nommée " ville monde " qu'est Londres, avec son cocktail dynamique de cultures et d'influences internationales. Pour retrouver notre héroïne des fourneaux, le glo- rieux quartier londonien de Mayfair était le lieu, et l'inégalable Connaught, l'écrin. Ce royal hôtel (nommé Connaught en hommage au fils de la reine Victoria, le duc de Connaught) représente toujours la quintessence de l'hospitalité de luxe au Royaume-Uni par un personnel au service presque inégalé, un bar à cocktails mondiale- ment reconnu et récompensé, un spa Aman unique, des chambres à thème entre classicisme et modernité, et un restaurant doublement étoilé.

Alors, perché au sixième étage de la spacieuse suite "Eagle Lodge" généreusement boisée, au balcon filant surplombant les toits victoriens, j'attendais comme un Peter Pan gastronome de retourner en enfance pour déguster le menu "Pot-au-feu " de la célébrissime et télévisuelle chef doublement étoilée Hélène Darroze.

Alors que mon gastêr impatient se préparait à festoyer, je réalisais qu'il y a toujours un besoin constant de se réinventer dans l'excellence culinaire, peut-être encore plus dans cette activité globalement masculine, où la féminité a, de plus en plus aujourd'hui, toutes ses lettres de noblesse amplement méritées. La chef Darroze, en choisissant ce pot-au-feu pour le lunch dominical au Connaught, a su brillamment réinventer ce plat traditionnel que réalisait sa grand-mère en déconstruisant ses principaux éléments et en y ajoutant ses quelques "twists" personnels pour élaborer et créer un délicieux menu en cinq plats.

Le résultat en est une expression passionnante et féminine de la maestria culinaire française de haut niveau, qui se déguste dans un cadre élégant et feutré. L'intérieur du restaurant aux hauts plafonds est calme, sophistiqué, imaginé avec soin et recherche par India Mahdavi: nobles boiseries, tableaux papillonnants bleutés, assises de velours et un choix précis de verrerie et de porcelaine (Hermès) spécialement com- mandées, qui célèbrent la beauté visuelle des ingrédients trouvés et travaillés dans la cuisine de la chef Darroze pour un festin des yeux et de la nourriture pour l'âme.

Le personnel polyglotte est aux petits soins avec discrétion, comme il se doit dans un restaurant doublement étoilé.Une coupe de champagne de brut Rosé Grand Cru de chez Éric Rodez à Ambonnay, à la finesse de bulles et à la longue fraîcheur en bouche, ouvre avec sagesse les débats pour accompagner tout en douceur les mises en bouche de notre hôte: tartare de bœuf au yaourt grec et piment d'Espelette, petit consommé de champignons sauvages au parmesan Reggiano et un crispy de maquereau à la crème fraîche et citron vert. Chacune des mises en bouche a sa touche élaborée, entre l'épicé, le salé et l'acidité, une trilogie gustative qui met en appétit sans se tromper.En toute confiance, à mon habitude, carte blanche est donnée à l'attentionné et reconnu chef sommelier Mon- sieur Mirko Benzo pour trouver les parfaits accords avec chacun des plats.

Le premier plat de ce menu est une mœlle osseuse grillée avec une croûte de persil, caviar, câpres, échalotes marinées, citron Meyer, laitue gemme et salade d'herbes fines. Le dressage de l'assiette augure une merveille, l'adéquation de ces ingrédients frôlant la perfection, entre le côté fondant de la mœlle, le croustillant de la croûte de persil et le "peps" des câpres secondé de la touche iodée du caviar avec une fin en bouche à l'effet citronné, un pur délice qui stimula les papilles. Le sommelier a habillement sélectionné un vin blanc d'Italie, Vermentino 2015, Il Torchio, présenté en Mathusalem, qui accompagne à la perfection la mœlle par son côté minéral et droit pour prolonger le plaisir de chaque bouchée.

Le deuxième plat nous offre de délicats poireaux grillés joints d'un saucisson lyonnais avec un léger velouté de poireaux, recouvert de copeaux de truffes noires. Avec cette seconde salve aérienne dans sa présentation, on comprend le raisonnement moderne et féminisant de la chef Darroze dans sa savante déconstruction du pot-au-feu classique et de ses accompagnements. Le mariage des saveurs entre le grillé des poireaux, le salé du saucisson lyonnais et la douceur du velouté subtilement rehaussé par la truffe nous offre un beau voyage au pays du goût.Le sommelier cette fois a choisi un Condrieu (cépage Viognier) 2015 de la maison Yves Cuilleron à Chavanay. Le nez est plaisant et intense, fruits mûrs à souhait, séduisant par sa rondeur et sa fraîcheur citronnée en fin de bouche avec un joli rétro sur l'abricot sec qui se fait partenaire idéal de ce mets.

Le troisième plat peut être considéré comme celui de résistance: filet de bœuf de la région des lacs, foie gras des Landes, confit de ventre de porc, saucisse de veau, pommes de terre, carottes, navets, choux avec un bouillon traditionnel parfumé au gingembre et à la citronnelle. La présentation est originale sur un plateau d'argent offrant à l'œil avide tous les ingrédients, servis ensuite à la table en assiette creuse et généreusement nappé de bouillon. Onctuosité, délicatesse, la qualité des produits est bien là et surtout une cuisson idoine créant un mélange des plus savoureux.Cette fois c'est un excellent Puligny Montrachet Premier Cru 2013 du domaine J.-M. Boillot, à la robe dorée et brillante, se mariant parfaitement avec ce troisième plat par sa grande fraîcheur aux notes de fleurs blanches et de pêche.

Nous arrivons au quatrième plat qui se révèle être une salade, elle aussi revisitée en légère gelée de consommé de bœuf, confit de terrine de poitrine et queue de bœuf accompagnée de jeunes légumes et feuilles de salade râpées et moutarde. On apprécie de nouveau tout le talent de la chef Darroze dans cette assiette, alliant avec nouveauté le goût, la générosité des produits, la finesse de la préparation et des textures. Un délice habilement accompagné par le choix d'une bouteille de Keller 2011 Frauenberg aux purs arômes de fruits rouges et cassis avec une légère nuance épicée.

Pour conclure ce festin en cinq phases, une tarte au citron Meyer, sablé breton, coriandre et émulsion de citron vert. On apprécie les couleurs, la légèreté de la présentation en sphères. Le mélange des arômes citronnés est enchanteur, la fraîcheur revigorante pour le palais, un final idéal qu'accompagne un inusité Golden Icewine Valley Vidal de 2009 de Chine, par une touche liquoreusement sucrée en parallèle parfait avec ce dessert aux pointes acidulées. Bien sûr on ne peut pas aller chez Hélène Darroze sans déguster un des nombreux flacons de Bas Armagnac produits par sa famille depuis des décennies.

Le verre incliné j'observe la teinte et la brillance de l'eau-de-vie de 1981 choisie dans l'immense chariot à Armagnac. Entre acajou et orange fauve, on trouve le reflet de son vieillissement en fût de chêne. Au nez, il y a des nuances de fruits mûrs, de confits, d'épices. En bouche, il y a d'abord la sucrosité puis la chaleur de l'alcool. En même temps, le fondu des tanins et la richesse aromatique proche de celle du nez avec en plus une belle persistance. Comme le reste du repas là aussi, la qualité est de mise et on ne peut que penser que chez la famille Darroze c'est un trait de personnalité perdurant qui est ancré dans la famille depuis bien longtemps. Notre deuxième et ultime candidate n'est pas des moindres et tout comme Hélène Darroze, a su marquer notre époque par la qualité et l'inventivité de sa gastronomie féminisée.

Notre deuxième et ultime candidate n’est pas des moindres et tout comme Hélène Darroze, a su marquer notre époque par la qualité et l’inventivité de sa gastronomie féminisée.  Anne-Sophie Pic, chef triplement étoilée à Valence, doublement étoilée à Lausanne, etc. sera le dernier délicieux chapitre de cette chronique. C'est au Beau-Rivage Palace de Lausanne que je vais déguster mon repas d'agapes. L'établissement, comme la chef, a ses lettres de noblesse immuables sur les bords du Léman: excellence, luxe, service, une majesté innée aux palaces du Grand Siècle. D'ailleurs il y a toujours un plaisir intemporel à séjourner au Beau-Rivage Palace, une cristallisation de l'esprit du luxe sur l'eau miroir des montagnes.

L'entrée de notre sésame est épurée, spacieuse, haute et lumineuse. Le cadre du restaurant nous offre le lac et les Alpes françaises en majesté, grandes baies vitrées donnant sur la terrasse estivale qui ravit au prin- temps et en été. Les couleurs des salles appellent au calme et la volupté entre panneaux de boiseries foncés, éléments tapissés aux effets beiges, champagne marroné, moquette grise finement lignée. Les tables sont belles, espacées avec leurs vaisselles personnalisées par la chef et des assises amples et bien pensées. Comme pour le reste du palace, le personnel de salle sait allier précision et discrétion dans un ballet bien orchestré.

 

 

Notre maître de cérémonie ce soir, le chef sommelier Monsieur Thibaut Panas, a été élu meilleur sommelier de Suisse en 2014 par le Gault & Millau. On sent chez ce personnage de qualité une justesse et un savoir calculés pour combler les invités, et il n'est aucunement difficile de lui faire entièrement confiance pour accompagner de différents vins le menu de cette soirée. Le champagne Bilcart Salmon labellisé cuvée Pic accompagne avec élégance l'amuse-bouche décliné en deux assiettes savoureuses où la légèreté et le côté floral du design nous confirment que nous sommes bien chez la chef Pic. L'assiette longue aux trois cuillères remplies de petites merveilles travaillées : asperges de-ci, petits pois de-là, caviar, biscuit parmigiano et sa sphère. La petite assiette creuse, elle, fait la part belle aux pois gourmands en léger bouillon. Une mise en matière tout en douceur où même ces petites tentations laissent voir la grandeur du talent.

Le premier plat est l'asperge de Roques-Hautes, marinée à l'anis et saisie à la plancha avec sa crème glacée à la verveine et réglisse. La présentation a un minimalisme travaillé où la palette des différents verts végétaux est mise en exergue comme cette asperge en majesté. Il y a de l'onctuosité, et un assemblage admirable des différentes saveurs en bouche. Monsieur Panas nous surprend avec un accord au saké Midori, Junmai Ginjo Chiyonokame, et qui se marie habilement avec les saveurs d'anis et de réglisse... effet de fraîcheur en fin de bouche garanti.

Pour la suite, un des plats signature de la chef Pic nous est servi: Le Berlingot, cœur coulant comme une fondue à la bière lausannoise, bouillon d'asperge fumée, aromatisé à la feuille d'ail des ours et à l'estragon. Cinq berlingots verts agencés en corolle dans une assiette creuse délicatement ornée de fleurs jaunes et rouges avec de-ci de-là des petites pointes d'asperge, le tout délicatement nappé par le bouillon aérien. Une merveille dans la consistance mœlleuse et fondante, les saveurs sont en bouche avec une douceur longue et tapissée, on aimerait une version XXL tant c'est un plaisir gustatif. Le vin de Savoie 2014, Le Feu, du domaine Belluard, est ample et charnu, d'une grande profondeur avec un minéralisé fumé, quasi salin, qui prolonge le plaisir de ce plat incontournable.

Localisation géographique oblige, le menu continue sur les écrevisses du lac Léman rôties doucement au beurre de crustacés, carotte plurielle, bouillon infusé aux bourgeons de sapin, géranium Rosat et au café Bourbonpointude la Réunion. La finesse de la présentation est encore présente, un petit tableau où l'orangé domine ponctué de touches fleuries sur les différentes carottes en lamelles cerclées. Le bouillon jaune/orangé est l'adjonction parfaite accompagnant d'arômes solaires les écrevisses préparées, rendant l'ensemble goûteux, séduisant au palais. Cette fois le plat est justement escorté par un Priorat blanc de 2011, Nelin du Clos Mogador. Couleur dorée, frais, minéral avec une belle amplitude, équilibré entre tension et rondeur aux arômes de coings et d'agrumes avec de petites pointes salines, une jolie découverte.

Les hostilités se poursuivent sur le turbot de Bretagne cuit meunière, embourrée de petits pois, fèves et pois gourmands, bouillon de petits pois à la feuille de bergamote et à la corrorima. Le dressage est à la fois simpliste et raffiné, la tranche de turbot est joliment accompagnée d'une cosse remisée en plusieurs zigzags où chaque virage est comblé de petits pois, fèves, pois gourmands scindés en deux et délicatement coiffés de touches florales colorées. Le tout est agrémenté d'un bouillon aux subtiles variations épicées qui, dans la bouchée, magnifie l'ensemble des précieux ingrédients. Notre maître de cérémonie, toujours clairvoyant, a très justement sélectionné un Saint-Aubin 2011, 1er cru en Remilly, de chez Sylvain Langoureau, à la grande fraîcheur, avec minéralité et tension, floral aux notes d'agrumes rebondissant parfaitement sur les échos gustatifs de la bergamote et de la maniguette (corrorima).

"Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage", notre périple culinaire continue sur un ris de veau de lait de Lucerne rôti au poêlon, et mariné au miel de bruyère blanche, mélilot, curry et bigarrée striée avec une tombée de morilles et légumes au jus corsé. Là encore il y a de la précision, de la passion quasi maternelle dans la réalisation de cette pomme de ris de veau tendrement rôtie et inventivement marinée dans ces saveurs, joliment secondée d'oignons nouveaux et de ces belles morilles au sublime bouquet. Tout est là: l'atticisme, le goût, le fondant, la texture, un délice. El Cabernet de Chozas Carrascal 2014, de Bodegas Chozas Carrascal, à la couleur rouge violacé brillant avec ses arômes élégants et intenses de fruits noirs et un minéralisé subtilainsi qu'une touche balsamique, me conquit, le "wingman" idéal pour cette superbe assiette.

Les meilleurs moments ont tous une fin et c'est sur une fraise gariguette et son saké, crème glacée au bourgeon de sapin et sudachi surmaturé avec un biscuit blanc japonais au saké, fraises en variation de textures et fine gavotte croustillante, que nous terminons ce repas. Fraîcheur, touches sucrées et douceurs multiples de l'ensemble. Monsieur Panas nous gâte sur ce plat final avec un sauternes Château Yquem 1996 au nez typique botrytisé avec des arômes de champignon et de raisin confit.

Conquis, séduits, repus, il est temps de quitter ce temple de la fine gastronomie helvétique pour penser à de nouvelles aventures. Bravo aux deux chefs qui ont chacune leur incontournable touche de talent personnalisé, restant toutes deux à l'avant-garde de la féminité en cuisine avec des différences si bien maîtrisées. Elles ont un héritage culinaire et gastronomique qu'elles ont su magnifier et à leur manière accaparer sans faire aucun ombrage. Leur place au panthéon des maîtres cuisiniers est largement acquise et le plaisir qu'elles savent donner ne demande qu'à y retourner: chapeaux et toques basses, merci Mesdames.

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