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UNE FIN DE « MOI » DIFFICILE

08.04.2017 - 22:28
A époque nouvelle, paradigme nouveau. En ces temps d’accélération des échanges, il serait bien de reconnaître que le passage en force de la verticalité d’une culture mass médiatique (presse, radio, télé) à l’horizontalité d’une culture multi-médiatique de masse (internet) favorise grandement le retour, sous de nouvelles formes plus ou moins parodiques et réussies, de ce qui avait été refoulé par le rationalisme de la modernité : communautés, spiritualités, émotions…

Tout laisse à supposer, et pour moi craindre, que ce changement de configuration ne fera probablement qu’accroître le processus de dispersion du sujet qui est déjà à l’oeuvre. Sujet toujours plus que jamais immergé dans les flux d’images et noyé sous un flot tumultueux de programmes et d’informations tous azimuts. En effet, l’avènement de la digitalisation planétaire plonge l’individu moderne hyperconnecté, qu’il le veuille ou non, dans un médium hybride et numérique mêlant le texte, l’image et le son. IPhone, IPad, petites montres connectées... et autres doudous. Objets fétiches d’une génération numérique qui se vante d’être née avec et dont les représentants se nomment eux-mêmes, natifs numériques, numériens ou digiborigènes… Une poésie sémantique qui laisse rêveur et en dit long sur l’imaginaire qu’il construit.

Ces imaginaires sur lesquels ils sont invités à « cliquer » pour naviguer, autorisent une multitude de combinaisons et donc une très grande multiplicité de parcours possibles, avec le risque permanent d’une dérive ou d’une errance extrêmement chronophage et violemment abrutissante. Colonisé par le désir d’instantanéité et d’ubiquité, confronté à une masse toujours plus grande d’informations à traiter, à décoder,
ou à intégrer, ce mode de pensée va obligatoirement favoriser l’émergence d’une activité psychique et cognitive extrêmement fragmentaire, atomisée, morcelée, diffuse, dissipée et confuse. Un mode de pensée dissolu qui est la caractéristique d’un être glissant, surfant ou se laissant porter, à la surface d’un monde en voie de déréalisation.

« Démultipliez vos loisirs et vos possibilités ! Films, musiques, jeux vidéo » dit, sans scrupule, une publicité pour un nouveau processeur, dans laquelle une élégante jeune fille affublée d’un casque d’écoute de musique se déclinait en trois versions déhanchées d’elle-même. Image stroboscopique de son identité dessinant une
figure plus multiple que plurielle, au mauvais sens du terme. À ce titre, la prolifération sur l’écran, au cours du « surf », de « fenêtres » et autres « onglets » intégrés à la « navigation », illustre comme une allégorie, ce phénomène de dispersion croissante et multidirectionnelle du sujet. Consulter ses mails, suivre, commenter, photos, vidéos, Liker, ReTweeter, converser avec quatre, cinq personnes différentes simultanément par messages interposés, et écouter toutes ses playlists en boucle - est devenu une expérience banale pour la « génération Y, Z... », hyper connectée, et difficilement capable de construire des relations moins velléitaires, trop habituée à « swapper » sur Tinder ou à « Snaper » ses amis.

Sa façon de se délester du poids du réel au profit du tout-virtuel, dans l’évitement des « encombrements », dans l’esquive de toute contrainte, et la fluidité d’un nouveau mode relationnel sur l’écume du superficiel que rien ni personne ne doit jamais ralentir ou stopper : c’est cela la glisse. Un sport où la sensation de l’existence est plus forte que l’existence elle-même.

En ce sens, cette génération de glisseurs fait état d’un mode d’être très spécifique et inédit, se traduisant notamment par une sévère accentuation de la « crise de la présence » à soi, aux autres et au monde. Quand
ce n’est pas au réel.

Les possibilités permettant à tout un chacun, d’éditer son propre contenu en ligne et de devenir ainsi son propre média, la pratique des « identifications multiples », du « jeu des masques » et des apparences d’une personne redevenue plurielle, se généralisent et anéantissent toujours un peu plus la logique de l’identité fixe d’un individu prétendument autonome. Forums, messageries, blogs, réseaux sociaux, mondes virtuels persistants, invitent en effet l’internaute à user largement de pseudonymes et d’avatars personnalisables, à construire ses différents profils. En somme, à projeter sur les écrans plusieurs versions fictives, fragmentaires, désincarnées, et de plus en plus idéalisées de lui-même.

On pourrait donc oser dire que l’on a là l’actualisation d’une forme de « schizophrénie » artificiellement produite, notamment par le biais de différents dispositifs de communication qui vont commander les modes d’apparition et de disparition du sujet naviguant entre réel et virtuel. Déjà objet esclave d’un processus technique qui devait pourtant le rendre maître et possesseur, l’individu post moderne se fragmente, sans mot dire et parfois avec complaisance, en une multiplicité de statuts, de rôles, de fonctions. Ce qui favorisera, de plus en plus, l’émergence d’une socialité à intensité et géométrie très variable, et la négociation des relations en fonction de la valeur des diverses facettes de la personne.

La crise d’identité liée à la difficulté de savoir ce que l’on est réellement, ainsi que la tension entre les masques que l’on se choisit pour combler le vide en fonction des sociotypes, statuts, postures et autres profils disponibles sur le marché des changes et des « étiquettes » dont on nous affuble, peuvent êtreune intarissable source d’inquiétude, voire d’angoisse, pour tous ceux qui trop Instagramés, Tweetés ou Facebookés et qui se sentent parfois comme étrangers à eux-mêmes.

L’effondrement de tous les ordres symboliques, l’injonction toujours plus insistante à la mobilité physique et sociale, la nécessaire adaptabilité à la précarité des choses, la permanente instabilité et le caractère terriblement éphémère des expériences de vie, redoublent ce sentiment croissant d’exil intérieur de l’être SDF de son origine, et ainsi placé dans l’errance ou le vagabondage d’un désert numérique. Quoi qu’il en soit, ce qui se joue aujourd’hui est la mort programmée d’une certaine idée de l’homme issue de l’humanisme, des Lumières et de la fin du XVIIIe siècle. Et peut-être tant mieux !

Cette idée d’un moi individuel doté d’une identité stable, permanente, conforme à des normes de comportements figés… vole aujourd’hui en éclats. Cette mort de l’individu marque l’avènement du « dividu ». Un dividu fragmenté, diffus, flottant, à la personnalité démultipliée, mouvante et indéterminée. Mais qui est sauvé par cette chance inouïe de pouvoir être sur Internet parmi ses semblables. Des alter-egos, seuls ensemble.

C’est ainsi que, progressivement, se met en place la fabrique d’un nouvel « homme nouveau », un « homme sans gravité » en complète coévolution et osmose avec une matrice technologique devenue seconde nature. C’est la fabrique de l’homme-flux, du « sans distance »,citoyen du village global, l’être hyper-connecté à son environnement socio-technique, à son système multi-médiatique, l’être au monde numérique au devenir spectral, esclave et dépendant plutôt que maître de ses machines, de ses gadgets et de ses instruments.

Attendons le moi prochain.

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