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CHRONIQUE COLOMBIENNE

03.02.2017 - 13:21
GENÈVE, MARS 2005 Monsieur Bartolomei, votre rendez- vous est là. » Le sourire de mon assistante me sortit de ma torpeur matinale. On était vendredi, 7h45, il pleuvait, mon café était froid. Bref. J’avais reçu la veille un téléphone de la Direction m’annonçant qu’une personne de la maison-mère à Londres voulait me voir. Ayant insisté sur le motif de sa visite, je me heurtai à un silence énigmatique, spécialité britannique. « Vous verrez» fut tout ce que je pus obtenir. Je tournai définitivement le dos à mon café imbuvable et me dirigeai vers le salon. Ce qui me frappa en premier lieu fut sa coupe de cheveux. Crâne pratiquement rasé, l’allure était militaire. Lorsque l’homme se leva pour me saluer, plus aucun doute : sa posture droite témoignait d’un vécu bien éloigné de la banque. « Terry Cooper*, enchanté». Sa main manqua de broyer la mienne. La cinquantaine, une carrure de rugbyman, il aurait eu tout à fait sa place dans le casting des « Tontons flingueurs ». Ses petits yeux bleus me scannaient comme deux lasers. « Asseyons-nous » me dit-il.

« Je dirige le Département Affaires spéciales de la banque». La journée commençait bien.

« J’ignorais l’existence d’un tel Département, quelle est sa fonction? » demandai-je. « Avant toute chose, sachez que personne ne doit être au courant de notre conversation au sein de votre équipe. Seules les directions de Londres, Genève et Bogota sont au courant de ce qui m’amène» me répondit ce Lino Ventura britannique. Je ne retins qu’un seul mot : l’évocation de la capitale colombienne. Il y avait dû avoir un problème au sein de notre filiale à Bogota. «Les Affaires spéciales s’occupent des délits au sein de la banque. Et à l’extérieur. Malversations, tentatives d’escroquerie et kidnapping. ». Nous y étions. Sans la moindre hésitation, j’associai « Bogota » avec « kidnapping ». Mais quel lien avec Genève? « Il y a deux jours, aux environs de 16h, un de vos clients à Bogota buvait un café sur une terrasse. Un 4x4 s’est arrêté au bord de la route. Deux hommes armés en sont descendus et ont menacé votre client de le tuer s’il ne les suivait pas. Il n’a opposé aucune résistance et il a été emmené dans le 4x4». Stupéfait, plongé dans une réalité que je ne connaissais que par médias interposés, je réussis à peine à demander le nom de mon client et s’il y avait des nouvelles depuis son enlèvement.

«Il s’agit de Monsieur Dario Marcan*. Il a été enlevé par les FARC qui ont téléphoné à sa femme hier. Elle a ensuite contacté nos collègues de Bogota. Pas la police. Vous savez comme moi qu’elle est totalement corrompue. La demande de rançon va suivre. Il va bien. Pour l’instant. »

 « Dario… » Je fus instantanément projeté un an auparavant. À Carthagène. En pleine vieille ville. C’était la première fois que je décou- vrais Carthagène, à 1h30 de vol de Bogota. Port maritime, la ville en elle-même n’avait rien de particulier à offrir. Tout le contraire de son centre historique. Ayant voyagé dans beaucoup de pays d’Amérique latine comme le Chili, le Guatemala, le Venezuela ou l’Équateur, Cartagena, en espagnol, était un des plus beaux endroits qu’il m’ait été donné de visiter. Les couleurs de ses maisonnettes coloniales, ses dédales de petites rues, Cartagena est une ancienne forteresse espagnole donnant sur la mer des Caraïbes. Un petit bijou hors du temps.

En voyage d’affaires en Colombie, j’y étais venu pour la journée et devais rentrer le soir même pour Bogota. J’avais rendez-vous avec Dario Marcan. Un client de longue date que je ne connaissais que par téléphone. Féru d’art, Dario possédait une galerie d’art à Cartagena, à Bogota et dans plusieurs autres villes d’Amérique latine. Il passait son temps à voyager dans le monde entier, fréquentant les salles de vente et les expositions. La quarantaine, il avait gardé cette allure nonchalante d’étudiant en beaux-arts. Mais c’était un redoutable homme d’affaires. Nous avions rendez-vous dans sa galerie. Je marchais depuis trente minutes. Je savais que je n’étais pas très loin… Un énorme éclat de rire, à dix mètres de moi, me fit sourire. Je connaissais ce rire. Unique. Tonitruant. Dario. Guidé par sa voix, j’arrivai dans la galerie. Entouré d’un couple de visiteurs, se tenait mon client. Dès qu’il m’aperçut, il fonça vers moi en riant: « Alors, on vient se promener dans notre dangereuse Colombie ? ». Phrase malheureusement prémonitoire… Nous passâmes la journée à parler d’art, et un peu d’investissements, notion qui lui était totalement étrangère une fois sortie du monde de l’art. Son univers. Sa vie.

« Pourquoi irais-je investir dans des sociétés que d’autres contrôlent alors que je peux gagner beaucoup plus d’argent en achetant et en revendant des tableaux ? Moi, c’est l’émotion qui guide mes choix ! » Telle était sa philosophie. La magie de Cartagena me fit presque oublier que je devais repartir pour Bogota. Dario était l’antithèse du côté sombre de la Colombie. Enjoué, optimiste, il avait foi dans l’avenir, à l’opposé de son pays qui n’en finissait plus de sombrer. Un électron libre pour qui tout devait commencer et finir par un éclat de  rire.

«Nous pensons qu’un fonctionnaire local a renseigné les FARC. Les FARC ont élaboré une véritable industrie du kidnapping: prise d’informations, repérage des habitudes de leur « client», facilité à libérer rapidement du cash pour la rançon. S’il ne s’agit pas d’un homme politique, qu’ils exé- cutent pour l’exemple, ils ont tout intérêt à libérer leur prisonnier une fois la rançon payée. Le tuer tuerait aussi leur business: plus personne ne paierait si l’issue était fatale à chaque fois. Mais il arrive que cela dérape sans que l’on sache pourquoi». La voix de mon collègue aux cheveux rasés me ramena brutalement au moment présent.

« Que dois-je faire, Monsieur Cooper? » demandai-je. « Rien. Nous attendons la demande de rançon et ensuite je prendrai le relais. Le but de ma visite était de vous informer de la situation. Vous ne serez pas tenu au courant de la suite des opérations jusqu’à ce qu’il soit libéré. Ou assassiné. Mais on vous informera partiellement de son état durant sa captivité si nous le pouvons. Au revoir, Monsieur Bartolomei. »

GENÈVE, SEPTEMBRE 2005

 Six longs mois étaient passés depuis qu’on m’avait annoncé l’enlèvement de Dario Marcan. Le peu de nouvelles que j’avais reçues faisaient état d’une détention très pénible dans  la jungle colombienne, habituel repère des FARC. Malgré la volonté de la famille de payer la rançon, les FARC n’avaient pas répondu. Seule une « preuve de vie» était parvenue à la famille: une photo où mon client apparaissait très amaigri et surtout, fait inquiétant, le bras gauche ballant. Comme inerte. Jusqu’au jour où je reçus un téléphone de Londres. « Monsieur Bartolomei? » Je reconnus tout de suite la voix de Terry Cooper. «Monsieur Marcan vient d’être libéré. Il est actuellement dans une clinique de Bogota. Il est très affaibli. Les médecins vont devoir lui amputer le bras gauche, gangrené après une infection mal soignée. Mais il est vivant. C’est tout ce qui compte». « C’est tout ce qui compte», répétais-je doucement. Je ne posais aucune question sur le montant de la rançon et les modalités de versement. Peu m’importait. Mon client était vivant, de retour chez lui. Ça me suffisait.

Je ne revis plus jamais Dario Marcan. Lui et sa femme avaient quitté la Colombie et s’étaient installés à Miami. Il avait vendu toutes ses galeries d’art et n’était plus retourné en Colombie. Je me souviens encore de mes téléphones pour prendre de ses nouvelles. Sa voix était monocorde et à peine audible. Ce n’était plus le même homme que j’avais connu à Cartagena. Une partie de lui-même était restée dans les tréfonds de la jungle colombienne. Comme ensevelie à jamais sous les chemins boueux qu’il avait connus pendant six mois. Mais, surtout, son rire magnifique avait disparu. 

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