Page d'accueil du site Navigation principale Début du contenu principal Plan du site Rechercher sur le site

L’EXTENSION DU DOMAINE DU LUXE

03.02.2017 - 13:16
En règle générale, il y a toujours quelque chose qui nous manque dans la vie. Quelque chose au fond qui nous fait défaut et parfois nous passons toute une vie à dire quoi. Si l’on y arrive. Ce manque, pour tous le même, difficilement nommable mais facilement repérable, est celui qui peut gagner certains jusqu’au jeu, les noyer dans l’alcool, s’injecter dans leur drogue, alimenter en boulimie, ou encore les grever d’une quête interminable de causes et de grands objectifs à défendre. On l’entrevoit en pratiquant un sport à outrance, en se livrant à des activités dangereuses, dans les grosses voitures, et les petits vices cachés, il se mure aussi ; on en devient parfois collectionneur.

La collection frénétique et tous azimuts est aujourd’hui en recrudescence et très à la mode. Surtout dans le domaine du luxe. C’est un genre qui complète bon nombre de panoplies et habille les fantasmes les plus fous comme, au sens propre, les plus bêtes. En temps de guerre avec soi-même, on collectionne tout, par peur du manque. Un manque irraisonné ou réel qui comble les désirs les plus intimes

C’est-à-dire en essayant de conjuguer son roman personnel avec le monde dans lequel  il est condamné à évoluer. Et on imagine là, avec angoisse, le nombre de trous d’air et de dépressions que cette mise en conformité peut provoquer. Par peur du vide, nous investissons des objets divers, avec comme espoir inassouvi que ces objets dégottés nous combleront, qu’ils nous permettront enfin de n’avoir plus de béances ou de failles ; qu’ils nous achèveront en quelque sorte. Espoir auquel nous nous accrochons obstinément, tout en se doutant bien qu’il n’est pas raisonnable. Pour la simple et bonne raison que ce qui manque à l’homme semble, à l’entendre, incomblable.

 ACCUMULER

Il n’existe d’ailleurs pas à ma connaissance de collectionneur moyen ou de collection- neur type. Il y a des collectionneurs. Chaque collectionneur a son roman personnel, ses manques et ses désirs, donc une réponse à sa main et à sa portée. On collectionne tout simplement par plaisir, par fierté, par amour de l’histoire et des arts, par éducation ou pour faire œuvre utile. Tous ces collectionneurs n’ont pas la même histoire, la même fièvre, le même besoin et intérêt... En d’autres mots, les mêmes tics. Mais dans le fond, que manque- t-il à cet homme ? À sa naissance, ce petit être se  perçoit  dans une  indistinction parfaite entre lui et sa mère et vit avec elle un état de fusion totale et jouissive. Jusqu’au jour où il découvre qu’elle peut s’absenter et « manquer ». Pris d’angoisse et de doute, il choisit un objet et fusionne en lui. C’est le  fameux « objet transitionnel ». Cet objet – poupée de chiffon, carré de tissu, tétine, pouce, dou- dou… et aujourd’hui iPhone, iPad et autre Smartphone ou tablette – devient comme le prolongement de l’enfant à l’extérieur, pour faire face à l’anxiété, à la solitude ou à la peur de la perte. Le collectionneur retrouverait-il, peut-être, dans chacune de ses acquisitions, le pouvoir de l’objet dit transitionnel ? Mais c’est d’une transition infinie dont il s’agira. Et ça, il ne le sait pas, mais s’en doute.

ÉTERNEL INSATISFAIT

Sa vie durant, ce collectionneur mettra ainsi beaucoup d’objets autour de lui, entre lui et le monde, s’entourera de beaucoup de fétiches et autres gris-gris, pour se protéger de ce sentiment étrange de vide au parfum entêtant d’un paradis perdu à jamais perdu, mélange subtil d’inquiétude et de nostalgie.

Le fait de prendre, d’agripper pour l’enfant et plus tard d’accumuler, fonctionne comme une protection magique, une sécurité imaginaire qui apporte un certain réconfort face à cette peur de l’abandon et du manque. L’absence redoutée, fantasmée ou réelle des parents, et surtout de la mère, engendre un sentiment d’incomplétude, d’inachèvement qui restera insidieusement inscrit, dans le fond.

 L’idée de la collection lutte, comme elle le peut, contre ce sentiment permanent d’« insécurité» et d’abandon. Par définition, la collection sera, et pour cause, toujours et inévitable- ment inachevée, le collectionneur un éternel insatisfait dont la quête peut devenir un projet d’accumulation sans fin. Sans objet. Mais ne soyons pas excessifs et graves pour le coup, rien à voir avec ce que les journalistes de la question psy nomment un « trouble obsessionnel compulsif ». Nous sommes tous compulsifs ! À des degrés divers, bien sûr. C’est pourquoi le « collectionnisme » n’est ni un comportement pathologique, ni une maladie. On peut même dire que c’est plutôt un traitement en soi ! Un traitement de  soi.

RÊVER DE POSSÉDER

Que la plupart des collectionneurs soient déprimés lorsqu’ils ont terminé une collection et qu’il leur suffise d’en commencer une nouvelle pour que la dépression disparaisse... en est la plus ironique des preuves. L’absence de point de saturation est une caractéristique principale de certains collectionneurs. Même si leur goût change et si leur intérêt se déplace vers d’autres familles d’objets, ils ne s’arrêtent jamais. C’est la règle du jeu.

Ce qui épuise réellement le collectionneur n’est pas ce qu’il possède déjà mais plutôt ce qu’il rêverait de posséder. Les listes, toujours renouvelées, d’objets recherchés ou en attente, diffusées dans le monde entier, l’attestent : le collectionneur ne semble avoir aucun doute quant à l’objet de son désir.

 Plus fréquemment, la collection devient le promoteur de l’ego, l’expression de la valeur de soi, de l’unicité de soi, par comparaison sociale  à d’autres collectionneurs. Collectionner comme un besoin d’être approuvé et considéré, de se sentir exceptionnel et rare, à l’image  de« sa » collection. Se grandir pour se sentir adulte. Devenir un grand. Dans la collection de montres, par exemple, l’ego devient  démiurge.

Un désir, là encore émouvant car enfantin, de maîtriser et d’avoir une emprise sur le temps, donc sur la vie, de mesurer et de se mesurer, de compter pour se compter, de figer le temps, en somme. Un vrai fantasme d’éternité. Pour un temps devenir  Dieu.

L’ambition de collectionner est toujours, au fond, une entreprise très intime et souvent solitaire, et ceci quelles que soient les motivations premières et les formes qu’elle revêt - pur plaisir, fierté, amour de la culture, transmission, humanisme, gagner de l’argent. L’objet étant toujours une représentation, une incarnation de nous-même. Mais aussi une tentative de réparation de soi. Et pour cela, il faut en déni- cher, coûte que coûte, des pièces aux quatre coins du monde. Mais le monde n’est pas assez grand pour ça.

L’acte de posséder s’avère donc le lien le plus intime et profond qu’un individu puisse avoir avec les objets. Ces objets en réalité ne prennent pas vie en lui, c’est lui qui vit en eux. Collectionner n’est pas qu’un jeu d’enfants.

SBM Logo