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Danone et Faber, un divorce qui a du poids

03.05.2021 - 09:30
Emmanuel Faber, le PDG de Danone, a été écarté par son Conseil d'administration. Faut-il voir dans cette situation le reflet de conflits incompatibles entre engagements sociaux et rentabilité économique ?

En période de remise en question de nos systèmes économiques et modèles d’affaires, la situation fait couler de l’encre. Car si nous disposons aujourd’hui de diagnostics des symptômes, nous débattons quant au modèle général à suivre. Les feuilles de route ne sont ni unanimes, ni définies, et les problématiques vastes. Or, depuis une dizaine d’années notre façon de penser l’économique et le social a évolué d’une conception de type mercantiliste (si l’un gagne, l’autre perd – si je paie plus mes employés, je rémunère moins mon capital) à une idée de destinée commune : investir sur l’un, favorise aussi le second. Une entreprise qui fleurit profite mieux à sa communauté, des salariés heureux servent mieux l’entreprise, et un environnement sain est la condition d’épanouissement harmonieux du tout. La responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) se fonde d’ailleurs sur le triptyque économique, social et environnemental, en anglais, les 3 « P » de people, planet et profit.

Emmanuel Faber, à l’image de son discours de cérémonie de remise de diplômes (HEC Paris, juin 2016) a incarné une politique plus sociale qu’économique. Cette posture du Groupe Danone est l’aboutissement d’un processus de plusieurs années, dont le point de départ est une série d’accusations publiques à l’encontre du numéro un français de l’agroalimentaire. Le groupe sous-paie ses fournisseurs, abuse de sa position pour arracher des contrats, et maximise les profits. Au Maroc et ailleurs, l’opinion publique se déchaîne et Danone revoit sa copie. Emmanuel Faber a-t-il ainsi manqué de réaliser ce double développement économique et social ? Ces objectifs de nature différente ne peuvent-ils pas coïncider ? Sont-ils à appréhender comme la séparation des pouvoirs : devant s’arrêter l’un l’autre ?

Rechercher des modèles d’affaires qui octroient des rendements tant financiers qu’extra-financiers, c’est le quotidien de sociétés d’investissement à impact comme Quadia, parmi les plus authentiques. L’équipe dirigeante de Quadia (Genève, Paris, Luxembourg) a accepté notre sollicitation de réunion en ligne, afin de faire tourner un sujet propice à une discussion de groupe, tant il semble revêtir diverses couches. Voici ce qu’il en ressort.

Pour Aymeric Jung (Managing Partner), tout part d’un idéal, d’une mission qu’Emmanuel Faber s’est confiée : celle d’inscrire une société cotée, un mastodonte fleuron de l’économie française dans une démarche qui ne concernait jusqu’alors que des PME innovantes. Il est vrai que le défi est de taille. L’enjeu est opportun : la durabilité et ses vœux pieux peuvent-ils se décliner dans les bastions du capitalisme ? À une époque où le monde hésite entre la collapsologie et le greenwashing, c’était à tenter, encore serait-il heureux d’y parvenir. Quoi qu’il en soit, cette démarche d’entreprises innovantes, c’est celle des visions responsables, des leaders qui calculent les impacts de leur organisation et souhaitent les réduire, qui rejoignent une dynamique BCorp (label pour les entreprises) ou s’affublent de Max Havelaar. C’est une vision qui déploie de façon transversale la RSE, plutôt que de la lier à un département marketing qui va estampiller ses produits comme « durables » de façon opportuniste.

Pour Aymeric Jung, Emmanuel Faber est sanctionné sur la forme. Il est passé d’un extrême à l’autre, a dissocié rentabilité et respect de la Planète, opposé humain et croissance, et a rendu ce concept fort d’entreprise à mission, inadéquat à la rentabilité devant son Conseil d’administration. Carton rouge. Mais au-delà de cela : un gâchis, du moins un raté. Derrière ces propos d’Aymeric Jung, se cache peut-être une amère défaite pour ceux qui tentent de prouver que l’on peut prendre soin de la Planète et de l’humain tout en restant profitable, pour autant que l’on soit raisonnable. Car si le désir de réunir valeurs et profits tient la route, et s’il semble évident qu’une entreprise qui intègre les nouvelles valeurs de son temps est appelée à prospérer, cela doit être confirmé par le marché. Or jusqu’ici « faire le bien » semble avoir bien souvent été laissé aux religions, aux États, mécènes et philanthropes… Voilà l’enjeu : donner un prix à ce qui n’en a pas, afin de financer sa protection. Mais comment valoriser l’extra-financier ? L’air que nous respirons ? Le bonheur de voir un dauphin, et de contempler son enfant s’en émerveiller ? Si l’on souhaite que les milliards de l’économie privée entrent en jeu et financent la transition écologique, le carbone doit avoir un prix et une valeur. Car si l’on intègre le poids de la réduction carbone due à la politique d’Emmanuel Faber dans l’action Danone, cette dernière n’a pas baissé, mais est montée. Or, s’il est sensé, ce calcul reste aujourd’hui un subterfuge qui ne trouve sa place que dans des posts LinkedIn. Notre société ne valorise pas les économies de destruction dues à une politique environnementaliste engagée. Nous ne sommes pas encore capables d’intégrer les externalités positives aux valeurs pécuniaires de nos transactions. Ce qu’il reste à l’impact investing, c’est d’investir dans des sociétés qui font les deux : du rendement financier afin que l’avenir de l’entreprise soit garantit et des impacts positifs afin que l’avenir de la Planète et de ses habitants soit assuré.

Alors fatalement, lorsqu’on passe ses journées à démontrer que l’on peut gagner des deniers sans saccager l’atmosphère, on se permet des lectures critiques de ce type de situations. Le second constat d’Aymeric Jung est un problème de posture : celle d’une communication qui, pour beaucoup de personnes, était plus centrée sur l’homme que sur le projet, sur la personne d’Emmanuel Faber plutôt que sur le but commun de l’entreprise. « Selon moi, il a été maladroit sur la forme, mais pas sur le fond » confie Aymeric, « car les consommateurs deviennent consom’acteurs, et, outre les valeurs fondamentales défendues, c’est bien en proposant des produits et services créateurs d’impacts positifs qu’un dirigeant assurera la pérennité ÉCONOMIQUE de son entreprise ». Là encore, le défi n’est pas de prouver les bienfaits sociaux ou les réductions de gaz à effets de serre (GES) – gigantesques qui sont la grande réussite de Faber, mais de ne pas opposer ces résultats au rendement économique d’une organisation. Sans quoi personne n’investira, à part des États amoindris, des groupements d’intérêts dogmatiques et des philanthropes de moins en moins nantis. Il s’agit d’une vision du futur immédiat de notre économie : entre un changement radical de système  qui nous coûterait 20 ans de discussions et prendre le mur, il y a le compromis de rendre le système actuel fréquentable, et d’utiliser sa puissance et sa résilience pour financer le déploiement d’une nouvelle vision de la société. C’est, selon moi, la mission que l’impact investing s’est fixée. C’est, selon moi, la proposition la plus pragmatique et efficiente qu’il y ait sur la table à ce jour.

Et Aymeric de se mettre à nous parler de Kodak. Kodak ! Je me rappelle alors ces trois petits bonshommes zébrés rouge et blanc, affublés d’une sorte de brosse de cabinet sur la tête. Victime d’une disruption technologique, Kodak a disparu en un temps record. Cette fois-ci nous sommes dans une disruption sociale et environnementale, avance Aymeric, « qui s’attaque à notre comportement et porte en elle tout autant de force de changement qu’une disruption technologique ». « Un dirigeant doit pouvoir réconcilier les besoins du court terme avec les exigences de long terme, cela ne s’exclut pas mutuellement, et le modèle de l’économie régénératrice qui favorise le local, le circulaire, le fonctionnel et le collaboratif tout en s’inspirant de la nature et de ses écosystèmes, est une proposition valeur qui tient la route. Tout autant, si ce n’est plus, que des visions de modèles capitalistes ou socialistes ont pu prétendre la tenir il y a quelques décennies ».

C’est là que Guillaume Taylor prend la parole. En 2010, alors que Guillaume fonde Quadia, la City et ses consœurs crachent encore des bonus records. On se remet de Madoff et des subprimes, de l’explosion du secret bancaire, et l’on peine à suivre les hauts et bas des hedge funds. Nous sommes encore dans la finance pour la finance : celle des loups à la DiCaprio, des tours d’ivoire et des décorrélations amères entre des produits « bankable » et leurs funestes conséquences sur le terrain. 2010, pour Guillaume Taylor, c’est l’avènement d’un drastique régime salarial. 2010, c’est peu ou prou les débuts de la finance « durable ». À Genève, l’on cherche une nouvelle proposition valeur pour sauver les meubles après l’explosion du secret bancaire. Et la profession, toute naïve qu’elle est de penser pouvoir maintenir ses niveaux de salaires et de rendements, se jette sur l’ESG. Le fameux label ESG – critères environnementaux, sociaux et de gouvernance qui au début n’a fait qu’être apposé sur des produits existants qui crachaient de l’argent. Non vraiment, le parent pauvre de la finance durable, c’est l’impact investing. D’ailleurs à l’époque on ne savait pas très bien si l’impact investing octroyait un rendement des retours sur investissement ou s’il s’agissait de philanthropie.

C’est à cette période qu’un certain nombre d’ingénieurs brillants de la finance prend conscience des affres du système et s’en détourne. Ils développent d’autres valeurs, et pensent que l’on peut faire cohabiter profits et partage, argent et développement personnel, voire spiritualité et carrière, pour autant que tous s’y emploient. Le principe du resquilleur entre en scène : il y a paradoxalement plus à prendre, si une portion des acteurs accepte de prendre moins. Pour Guillaume Taylor, le cas Danone est une manifestation du maillon faible actuel de la chaîne : les actionnaires. Les actionnaires qui ont refusé de participer à un projet, au sein duquel leur rôle était pourtant crucial. Les actionnaires qui, une fois encore, privilégient le court terme, leur poche et leurs proches. Pour Guillaume c’est l’échec d’un rendez-vous, d’une mission, que ceux qui sont suffisamment nantis pour posséder Danone, auraient pu incarner. Mais tempérons un peu nos propos : dans le cas d’un Danone moins vorace, tout le monde y gagne : les fournisseurs, les communautés locales, les employés… Faber qui peut claironner, des parties prenantes qui sont concertées… Tout le monde, sauf les actionnaires ! N’oublions pas que l’humain a pour spécialité de repousser sur son voisin l’effort à fournir, qu’il nous est aisé de juger celui qui prend sa voiture depuis le hublot de notre avion, et que nous pensons que, pour nous, le riche devrait devenir pauvre. Réunir les enjeux du court terme avec le long terme, vous disiez ? Ne pas opposer people, planet et profit, vous croyez ?

 



John Hartung
, Directeur des rédactions, market magazine.

 

Photographies ci-dessus :

Emmanuel Faber, interviewé par Livelihoods funds 

Emmanuel Faber incarnant la politique sociale de Danone

Aymeric Jung, cérémonie Friends of funds 2019

André Hoffmann et Guillaume Taylor, Quadia Talks 2019

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