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IVRES PENSEURS

11.10.2017 - 11:57
l’ère des discours « twitterisés », des passions « snapchatisées » et de la « googlelisation» des savoirs, les idées sont traitées comme des produits et les concepts lancés comme des slogans. En regard de cette novlangue, la vie intellectuelle poursuit, elle, avec une égale complaisance l’ivresse de sa mise en scène publique. Qui n’est pas soucieux de la production de son image de marque est condamné à disparaître.

Une telle règle devient aujourd’hui impitoyable, puisque l’absence de médiatisation, a fortiori sur le web, s’impose comme un signe inéluctable de mort. Ce jeu de la consécration n’est jamais gagné, il institue le rythme communautaire de l’exposition de soi-même comme l’unique vertu de la collectivité. Si le leader intellectuel ne rentre pas dans ce jeu, il n’a aucune chance de signifier son existence par la reconnaissance incantatoire de son nom propre. Ceux qui resteront sont ceux que l’on voit ou que l’on entend. Beaucoup de penseurs des temps modernes, ivres de leur image, se délectent de ce calice jusqu’à la lie. À l’ère où « la vie est plus intense quand on la vit dans l’instant » que veut encore dire : penser ?

La notoriété comme la postérité s’acquièrent par l’accumulation des traces médiatiques. Pour la masse des anonymes subsiste le principe de l’éclat médiatique. Cioran disait : « Vous ne laisserez aucune trace dans l’humanité si vous n’avez pas produit une catastrophe»

C’est la règle de médiatisation destinée à l’inconnu qui focalise brusquement toute l’attention publique, au risque d’en mourir lui-même. Et ce principe s’applique au « héros du jour» qui sauve les autres de la catastrophe. Tétanisée par l’écran d’une réalité toujours donnée en image d’elle-même, la consécration communautaire se souvient du seul voyeurisme de l’exemplarité. Le rêve de l’anonymat est réservé aux stars qui jouent les « cocottes » en voulant passer inaperçues. Les leaders intellectuels habitués des médias ne sont pas soumis à la règle du « 15 minutes of Fame » d’Andy Warhol, pour la vie entière.

 Le rythme de leur visibilité est devenu existentiel, il leur permet de conjurer l’angoisse de disparaître de la scène publique. Ils peuvent toujours flatter les médias qui les ont sanctifiés ou s’insurger contre l’abus de leur pouvoir, ils ne sont jamais sacrifiés sur la scène publique.

Ils demeurent tous persuadés qu’il vaut mieux subir les assauts d’une critique meurtrière, plutôt que de sombrer dans le silence mortel de l’anonymat. Parlez de moi comme vous le voudrez: en bien ou en mal, peu importe. Mais parlez de moi!

Pour les vedettes de la politique, le principe de la médiatisation est doué de réversibilité, il est tout aussi capable de glorifier que de détruire. Lorsque l’homme de pouvoir, en peignoir de bain dans une suite d’un Sofitel de New-York, devient un sujet d’infamie, il n’a plus qu’à présenter publiquement et en temps réel la justification de son innocence déjà perdue, en se battant contre une machine d’extermination massive.

Par-delà les mascarades de l’intégrité morale, le principe de médiatisation implique la constante d’une neutralité compréhensive qui s’impose comme une mesure contemporaine de probité. La star intellectuelle, elle, s’en sort mieux, elle s’assure un tel blanchiment éthique en affichant ses passions démocratiques par le jeu de ses engagements politiques. Totalement médiatisée, la vie intellectuelle est représentée par des modèles qui imposent la couleur des idées. Les leaders de la pensée moderne tiennent les commandes de l’interprétation des événements et se doivent d’être en première ligne quand il s’agit d’expliquer les crises et les métamorphoses de société. Confortant l’idéal de la démocratie, la panoplie des positions adoptées semble garantir la représentativité des différents courants de pensée. Le processus de médiatisation se présente comme un dispositif de légitimité des idées, mis en scène pour une masse de spectateurs dont le rôle est d’adhérer aux modèles les plus crédibles.

Les penseurs médiatiques, plus réservés que les mannequins, les stars de football ou de cinéma, n’ont pas besoin de l’hystérie des foules. Leur mode de séduction procède de la contagion mentale, leur paysage intellectuel balise tout : d’autres idées n’ont aucune chance de surgir, elles sont déjà virtuellement incluses dans le logiciel de cette nouvelle intelligentsia. Sous couvert d’un pluralisme de l’expression même de  la pensée, le totalitarisme médiatique intellectuel gère l’arbitraire de l’interprétation. Et le spectateur des reality shows de la vie des idées n’a pas d’autres alternatives que l’identification ou la solitude mentale. L’image publique d’une position intellectuelle se reflète dans l’expression d’une maîtrise forcement convaincue des analyses proposées. La radicalité de l’opinion devient l’unique mesure du savoir.

Pour les politiques comme pour les intellectuels, l’essentiel est d’être toujours présent et d’avoir quelque chose à dire au sujet de n’importe quoi. Une telle permanence médiatique crée l’apparence d’un engagement intellectuel parce qu’elle offre la garantie d’une reconnaissance active à tout leader qui ne cesse de travailler son image par la démonstration de ses implications. Ce qui compte? L’affirmation d’une interprétation qui semble toujours se démarquer du brouhaha consensuel des idées.

Le rôle des ténors de l’intelligentsia est préalablement déterminé dans la répétition même des débats qui laissent croire à la confrontation théâtrale des idées. L’interprétation des événements se fait désormais uniquement dans l’urgence. Tout ce qui arrive, à chaque heure dans le monde, appelle immédiatement l’enchaînement des commentaires. Le temps de l’analyse, c’est l’éclair de lucidité. Toute violence critique est condamnée à rester feutrée. Elle a déjà sa place prévue dans le jeu de l’alternance. Entre le « pour » et le « contre », elle doit être utile et présenter des alternatives positives contre les risques de la décadence nihiliste ou de l’ironie cynique.

La violence critique est devenue obscène dans le grand jeu des idées et sa simulation, elle ne sert qu’à entretenir la représentation d’une conquête de la consensualité. Le doute est réservé à la solitude. Comme la publicité, la médiatisation intellectuelle nous apprend à positiver : la digestion de l’interprétation est assurée par la vitesse de rotation des événements. Quand l’activité de la pensée se réduit à la gestion intellectuelle de l’information, hors média, c’est le grand vide.

Il faut savoir rester branché pour éviter la confusion mentale. Le rythme de la pensée finit par être identique à celui de la circulation de l’information. Soutenu et encadré par des effets de mode intellectuelle, il ne laisse de côté que des sceptiques condamnés à l’enfermement. Mais cette machine de médiatisation tourne aussi à vide et la perfection de son auto-organisation lui inflige son propre isole- ment. Hors du spectacle médiatique, d’autres rythmes de pensées persistent à se détourner des modèles sans manifester une résistance subversive, devenue obsolète et inutile. Rares sont encore les intellectuels qui, comme le dit Michel Onfray : «refusent la logique de l’ordre moral qui est celle de la majorité des médias, lesquels criminalisent toute pensée n’allant pas dans leur sens ».

Dans le silence d’une indifférence nécessaire, le solipsisme communautaire poursuit l’aventure des idées en faisant fi de toute légitimation intellectuelle par les médias.

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