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L'éternité sur un cadran par Oscar Bartholomei

29.05.2017 - 22:21
Je m’en souviens encore comme si c’était hier. J’avais douze ans. En voyage en Argentine, nous étions allés rendre visite à mes grands-parents paternels. Ils habitaient Córdoba, une ville au centre de l’Argentine, à une demi-heure d’avion de Buenos Aires. Nous étions en décembre. L’été était suffocant. Arrivés le 22 décembre, nous allions fêter Noël avec tous mes oncles et cousins.

 

 

El asado, le plat national en Argentine, à base de viande grillée, s’annonçait grandiose. Avec un sens de la démesure typiquement argentin. Les kilos de viande de boeuf s’amoncelaient dans les frigos. Les parilllas, où l’on grillait la viande, étaient posées dans le patio en rang d’oignon et brillaient de tous leurs chromes. Le charbon était prêt. Les bouteilles de Malbec alignées dans la cave. Un Noël sans neige et par 35 degrés se préparait. « Oscar, viens ici s’il-te-plaît » m’appela mon grand-père. Aussi loin que je me souvenais, je l’avais toujours vu avec des cheveux blancs. Je me demandais même s’il était né avec. « Regarde » me dit-il.

Dans sa main un petit objet rond jouait avec les rayons de soleil. En m’approchant, je vis une grande et une petite aiguille noires danser sur un cadran blanc. Une montre. En acier, avec un bracelet dont le cuir était tellement usé qu’on en devinait à peine sa couleur brune. Toute petite, délavée par le temps, s’affichait une date en rouge : le 24. Nous étions le 24 décembre. « Sais-tu à qui appartenait cette montre ? » me demanda mon grand-père. Bien sûr, je n’en avais aucune idée. Mais la patine de l’acier me fit penser qu’elle devait avoir le même âge que lui. Au moins. « À mon grand-père qui me l’a ensuite donnée » continua-t-il. Ses yeux brillaient. « Aujourd’hui elle est à toi ».

Je la regardai longuement. Elle ne payait pas de mine avec ses rayures sur le boîtier. Sa couronne aussi était un peu rayée. Le cadran avait jauni avec le temps. « C’est une montre suisse ». Le ton solennel que prit mon grand-père pour m’annoncer cela me surprit. Il m’aurait annoncé la venue du Pape qu’il ne s’y serait pas pris autrement. « Ce sont les meilleures montres du monde » ajouta-t-il fier comme un paon. « Elles sont construites tout au fond des montagnes suisses par les meilleurs horlogers de la planète. Elles sont faites pour durer plusieurs vies ». J’observai mon grand-père. L’homme que j’avais devant moi avait soudain changé du tout au tout. Ce n’était plus le grand-père placide que je connaissais. Ses yeux brillaient encore plus que tout à l’heure, presque fébriles.

Ses mains caressaient le bracelet élimé et le boîtier patiné. « Regarde les aiguilles » s’exclama-t-il enthousiaste. Je m’approchai des aiguilles en question et n’y trouvai rien de particulier. « Avec le temps elles ont pris une couleur vanillée. Comme les indices sur le cadran ». Je dus m’approcher tout près pour le constater. Mais ce que je trouvais extraordinaire, c’était la métamorphose de mon grand-père. D’un seul coup, il avait rajeuni de plusieurs années. Il se tenait plus droit que d’habitude. Ses jambes ne semblaient plus lui
faire mal. Le ton de sa voix était ferme. Je regardai la montre. Puis mon grand-père. Et à nouveau la montre.

Du haut de mes douze ans, je compris enfin. Je compris la passion que l’on peut avoir pour une montre. Pour un objet que d’aucuns aiment à appeler garde-temps. Une passion née de l’admiration face à un mouvement mécanique censé vous dicter le temps qui passe. L’impression éphémère de pouvoir capturer les heures et les minutes. Je vis cet homme littéralement embrasser cette passion. Mais dans ses yeux je compris aussi autre chose. Qu’une montre n’est pas l’objet d’une seule existence. Qu’à un certain moment, il lui faudra changer de propriétaire. Car son mouvement semble fait pour traverser bien plus d’années que nous. Je sentis chez mon grand-père que ce moment était arrivé.

L’ayant lui-même reçue de son grand-père, il jugeait que le moment était venu de s’en séparer pour me la transmettre. Mais il lui fallait le faire de son vivant. Car pour lui, cela allait au-delà du simple cadeau. Il voulait
tout simplement me transmettre la passion d’une vie toute entière. Je fus soudainement pris d’une grande tristesse. Je me dis que je ne pouvais accepter un tel cadeau. Ôter l’objet de sa passion à mon grand-père me parut soudain inconcevable.

« Garde-la grand-père, c’est ta montre » lui dis-je. « Je ne peux pas l’accepter ». Je me souviens encore de sa réponse, presque quarante après : « Souviens-toi simplement de faire la même chose que moi lorsque tu jugeras le moment venu ».

La passion que j’ai depuis développée pour les montres me vient de ce jour-là. De mon grand-père. Cette irrémédiable envie de lire l’heure sur un cadran animé par un mouvement mécanique. Cette impression de fusionner avec elles lorsque je remonte leur mouvement. Ou lorsque j’entends leur ressort se tendre. À une époque où l’heure s’affiche partout, où les jeunes trouvent obsolète qu’un objet puisse les priver d’internet et d’e-mails, la montre traditionnelle me permet encore d’avoir l’illusion de faire partie de ce temps qui nous échappe. Voir des aiguilles qui avancent inexorablement sur un cadran a quelque chose de suranné qu’aucun smartphone ou qu’aucune montre connectée ne peut vous offrir. Un rapport au temps unique.

Aujourd’hui, mon grand-père n’est plus là depuis longtemps et ce Noël argentin me semble très lointain. Il y avait longtemps que je n’avais pas ressorti sa vieille montre de son étui. Je caresse son boîtier. L’observe. Par magie, il me semble revivre ce jour. En la regardant, je me dis qu’elle a vu passer beaucoup de vies. Qu’elle a été témoin de tellement de joies et de pleurs. Il y a déjà quelques années, son vieux mécanisme suisse a fini par rendre l’âme. Plus de 50 années à rattraper le temps ont fini par le fatiguer. Je regarde son cadran jauni et sursaute soudain. Entre ses vieilles aiguilles oxydées je devine difficilement une date. Sa couleur rouge d’antan a presque disparu. Comme un dernier clin d’oeil à tous ces jours qu’elle a vu défiler, la date s’est bloquée sur un chiffre. Le 24.

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