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T’es où? par Franck Belaich

04.06.2017 - 15:52
Entendue ou prononcée plusieurs fois par jour, la phrase « T’es où ? » rythme du soir au matin nos conversations téléphoniques. À l'heure du GPS et des joujoux technologiques embarqués, on y répond facilement, peut-être trop facilement. Mais comment faisait-on avant ? Se posait-on même la question ? Était-il important de savoir si l’autre était plus loin que le bout du fil ? C'est à la découverte de cette aventure qu’une intéressante exposition au Musée d’histoire des sciences de Genève nous invite sur les bords du lac, jusqu’en avril prochain.

 

 

Depuis l’apparition du portable, les communications ne commencent jamais plus par la demande d’identification de l’interlocuteur type « qui est-ce ? » mais par le fameux et déjà mythique « t’es où». La localisation l’emporte sur l’identité, la prise de contact sur l’échange.

« T’es où », c’est une question qui « comprend » la  réponse. Juste  un point  de  contact.

Ce que le linguiste Roman Jacobson nommait dans son schéma de la communication : la fonction phatique de la communication. C’est- à-dire cette condition absolue, dans toute communication  aboutie,  qu’«  un  contact » existe obligatoirement. « Le  message  requiert un contact, un canal physique et une connexion psychologique entre le destinateur et le destinataire, contact qui leur permet d'établir et de maintenir la communication ». Un « t’es où ? » pour un « t’es là ? ». Là, où ? Peu importe, ça parle  entre  nous.

C’est peut-être parier trop sur notre naïveté que d’y voir, comme les publicitaires, la preuve que nous manquons de l’image : nous aurions besoin en permanence et en continu de matérialiser, d’imager, de situer la présence de notre interlocuteur ! Le localiser pour mieux le cerner.

 Il y a de toute évidence un vrai problème de «virtualisation» de l’autre; l’autre qui devient une sorte de fonction de mon appareil : celle de la communication portable, avec ses différentes dimensions. À la phrase « T’es où» la réponse est fatalement et  malheureusement: « nulle part, et toi ? ».

Or, la virtualisation n’est pas le fait de l’inter- locuteur seul. Par  effet  de  miroir, à  travers la communication portable, c’est le porteur du portable lui-même qui se virtualise. Du reste, nous aimons à penser qu’avec le portable, nous avons enfin acquis le pouvoir de nous abstraire des surdéterminations du lieu dans lequel nous nous trouvons. Exemple : je m’ennuie dans un embouteillage, j’ai peur de prendre mon avion, j’attends en salle d’attente, j’en profite – comme par hasard – pour halluciner la présence de l’ensemble de mon carnet d’adresses appelé « contacts ». Où que je sois, je suis dans un espace virtuel, je suis omniprésent, omnipotent et je possède le don d’ubiquité. Ce qui signifie qu’en « réalité », je  suis nulle part. Pourvu que  je  garde le « contact ». Le contact fait foi qu’il y a du lien.

La forêt, la ville, que je traverse disparaissent comme immédiateté, car ma «réalité» devient la poursuite de ma dispute avec mon supérieur, la continuation de mon cours, la prolongation de ma conversation avec mon ami qui se trouve à des kilomètres de ce lieu que je ne fais que « traverser ». Au mieux, la forêt, le bord de mer, la salle de classe, les autres qui sont à table avec moi, deviennent un vague décor, que d’ailleurs, grâce à la transmission d’images, nous pouvons partager dans l’espace « réel » de la communication. De ce côté-ci, il y a effectivement un contenu fortement imaginaire. Car tant bien que  mal, je  suis quand même  un corps situé.

Avec le portable, et la fameuse phrase magique « T’es où ? », nous sommes pour l’autre, mais aussi pour nous-mêmes, dans un non-lieu. À tous les sens du terme, même au sens judiciaire de la chose. Nous sommes innocentés de la condamnation existentielle de vivre situés.

 Or, il y a là une dimension fondamentale de l’existence réelle : depuis toujours, le fait de se déplacer, de sortir d’un lieu plus ou moins sûr, plus ou moins connu, pour parcourir un chemin quelconque, est identifié, plus ou moins consciemment, avec quelque chose de profondément essentiel dans la vie. On sort, on se déplace, on fait son chemin avec l’espoir « d’avancer». Il y a une spatio-temporalité qui nous définit dans un lieu concret, déterminé, qui, étant celui-là, ne peut être aucun autre.

Ainsi, se déplacer, occuper différents lieux dans l’espace, ont toujours été liés, structurellement, au fait d’expérimenter la finitude.

Je ne peux être que dans un seul lieu à la fois. Le fait même d’exister est lié directement à cette matérialité du point de vue situé. Tout cela devient visuellement « fou» et esthétique- ment surréel avec l’utilisation des oreillettes kit piéton qui transforment les espaces de nos villes en cours d’hôpitaux psychiatriques de la fin du XIXe siècle. Des gens en postures délirantes qui pleurent, qui rient, qui crient, qui soupirent, dissertent… seuls et  à haute voix. Impossible de comprendre à qui ils s’adressent. À une divinité, une voix intérieure qui les habite ? Quelle pièce sont-ils en train de répéter ? En cellule d’isolement du réel, ils parlent comme à un autre eux-mêmes… au regard des autres.

Pour couronner le tout, le rapport qui existe entre les utilisateurs de portable et leur environnement est à double sens.

Leur téléphone virtualise leur rapport au monde, aux autres et à la vie en règle générale, en effaçant d’ailleurs toute angoisse propre à l’existence d’autrui en tant qu’être séparé et concret. En même temps qu’il crée un véritable changement dans leur psychologie, il leur donne un certain rapport avec leur environnement, un rapport certes très narcissique, et pour le dire autrement, bariolé.

Imaginons la situation : Nathan est dans le train, entouré de gens odieux qui refusent de le regarder avec tendresse et amour. Il prend alors sa baquette magique, et appelle n’importe qui et, de façon dis- tante, claire et nette, s’arrange pour raconter sous alibi d’interlocuteur, à tous ses voisins de wagon, qu’il vient de décrocher un important contrat, et qu’à son bureau, il est perçu comme quelqu’un de très décidé et dynamique… Étrange manège des yeux que celui de Nathan qui consiste à balayer du regard les autres voyageurs à la recherche du moindre feed-back, de la moindre réaction. D’un retour de réel faisant foi de son existence et de sa « situation ». 

Tout le monde raconte son fantasme. Tout le monde pose son décor. Auparavant, pour ce faire, il fallait vraiment faire des efforts, créer des conditions, et une certaine dose d’hystérie était nécessaire pour dire  à voix haute au contrôleur ou à son voisin que nous étions hommes d’affaires, romantiques ou virils, passionnés ou fidèles.

Aujourd’hui, le portable nous permet de raconter notre vie et notre fantasme, à qui veut bien l’entendre, et surtout à ceux qui ne le veulent pas, dans l’objectif touchant de  vivre entouré  de regards enveloppants.

Contrairement à ce que l’on raconte, tout le monde s’arrange pour montrer tout de suite et clairement tout ce que, pourtant, il dit vouloir à tout prix cacher. Thème brûlant d’une extrême contemporanéité que celui du clivage public/privé, voire de l’intime.

J’espère n’étonner personne, mais la psychanalyse nous apprend qu’en effet, les gens n’arrêtent pas de montrer en surface ce qu’ils croient constituer leur profondeur la plus dense et plus cachée. C’est pourquoi, il me semble qu’une des dimensions rendue possible par la « téléphonie mobile » est ce déballage fantasmatique en masse, et en  bloc.

Un fantasme, d’un point de vue analytique, fait référence à un mode de rapport imaginaire au réel et au monde. C’est pour ainsi dire le film ou le court-métrage, avec des rôles bien définis et invariants, qui structure notre rapport subjectif aux autres.  Je  suis « comme ça » dans une distribution « comme ci », et ça se passe toujours comme ça. Voilà ce que raconte en réalité un fantasme.

Voilà ce que s’arrange à transmettre celui qui téléphone dans un lieu public en lorgnant compulsivement les réactions de son entourage, en cherchant à scandaliser, à attendrir, à provoquer, bref à introduire de gré ou de force les autres dans la distribution dont son scénario a besoin. Terriblement insupportable pour qui n’aime pas le film à l’affiche ! \

 

 

 

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